Michel Younes, Université catholique de Lyon – France

Pour des raisons professionnelles, mon voyage à Beyrouth était bref et intense, mais nécessaire pour voir de près l’état du pays et sa capacité à accueillir le Congrès de PLURIEL (une plateforme internationale de recherche sur l’islam) en mai 2022. Il s’agit ici de partager quelques impressions en toute sincérité.

La première impression ou le premier mot qui m’est venu à l’esprit dès le premier jour est celui d’un pays que l’on peut qualifier de pauvre ! Il y a comme un retour en arrière généralisé : des quartiers peu éclairés, des routes sombres, peu de feu tricolore en fonction, peu de circulation, peu d’embouteillages (ce qui est en soi une bonne chose).

Les magasins dans les centres commerciaux sont vides, impressionnant ! Il y a à peine un peu plus de deux ans, c’était tout le contraire : beaucoup de circulations, des magasins bondés, des manifestations de richesse partout… Aujourd’hui, les prix affichés pour une chemise ou une paire de chaussure sont l’équivalent d’un salaire moyen. Même les grandes surfaces de type Carrefour sont peu fréquentés. Aussi, chose à laquelle on n’est pas habitué : les chiffres ! Tout se chiffre vite.

Pour le moindre objet : des dizaines de milliers de livres. Un sandwich 45000 Livres libanaises, un hamburger 100,000 ! N’en parlons pas des marques européennes : les 5 rasoirs pour homme Gillette’s 450,000 LL le smic ! Il y a de l’essence mais très cher l’électricité privée (moteur) pas tout le temps et très chère, le gaz aussi. Il est clair qu’avec les salaires habituels de moins de 3,000,000 par mois même à deux salaires on vit dans la privation. Et au Liban plus de la moitié ne gagne pas autant. S’en sortent ceux qui ont des revenus en dollar américain, ce qui représente un pourcentage très réduit dans la population. Certains en reçoivent d’une façon occasionnelle, notamment quand ils ont un proche vivant ailleurs.

La diaspora représente une ressource financière nécessaire pour vivre au minimum. Sur place, les gens ont une préoccupation constante des premières nécessités. Du coup forcément un avenir sombre inquiète ! On est dans une logique de survie. Le pire c’est quand il y a une maladie ou un traitement qui nécessite l’hospitalisation : cela devient littéralement catastrophique. On peut mourir à l’entrée d’un hôpital, car on n’arrive pas à assurer préalablement une liasse de billets allant jusqu’à plusieurs fois le salaire mensuel. Plusieurs médicaments manquent à l’appel. Certains sont disponibles mais sont terriblement chers par rapport au salaire moyen. La préoccupation permanente du vivre empêche de penser et du coup de vivre autrement.

D’un autre côté, ce qui frappe chez les Libanais, c’est la volonté de continuer à vivre, parfois d’une façon étonnante. Le voyageur peut être frappé d’un pays à double vitesse ou à plusieurs facettes. Certains lieux, certains restaurants continuent à être bondés. Le Liban est pauvre et beaucoup des libanais le sont. Mais soit une petite partie soit parfois les mêmes on a l’impression qu’ils sont sur une autre planète. Quelques exemples : dans l’hôtel où je suis il y avait hier une soirée privée et le standard des voitures est hautement symbolique. Autre exemple on voulait aller prendre un verre dans un endroit restaurant qui peut accueillir plusieurs centaines de personnes. Il était quasi plein ! Alors qu’on passe ses journées à dire que tout est cher – et c’est vrai – on peut continuer à vivre un peu comme avant. Certes pas tous et pas au même rythme.

A côté de cet aspect qui peut plomber le moral, reste une force de résilience impressionnante. Durant mon séjour, j’ai rencontré plusieurs universitaires de milieux et de contextes différents. Pour la plupart, il s’agit de résister pour ne pas sombrer, multiplier les activités et les projets, y compris pour trouver de nouvelles sources de financement. Il s’agit de continuer à jouer un rôle moteur de la réflexion, dans l’expertise, dans l’éducation et l’enseignement. Il faut certes changer son mode de vie, quitter un certain luxe ou un style de vie pouvant être perçu ainsi pour continuer à proposer, parfois dans des cercles de réflexion, des nouvelles approches.

J’ai rencontré des historiens qui se battent pour une nouvelle relecture de l’histoire car c’est là le « péché originelle » d’un pays à la sortie d’une guerre de plusieurs décennies qui n’a pas osé confronter les points de vue et les faits historiques. J’ai rencontré des théologiens qui militent pour une nouvelle approche théologique du contexte et de la vocation des chrétiens au Moyen Orient. J’ai rencontré des chercheurs en sciences religieuses qui continuent à collecter des données pour une meilleure analyse des discours sur l’altérité. J’ai également rencontré des recteurs et rectrices d’université qui cherchent des solutions pour que les institutions jadis pionnières dans plusieurs domaines et prestigieuses dans le paysage académique, continuent à offrir des lieux de savoir.

Il est vrai qu’actuellement, la vie au Liban est devenue très onéreuse pour les Libanais qui gagnent leur salaire, parfois le même, parfois réévaluer, mais en Livre libanaise et pas à la haute de la très grande inflation. Certains sont clairement dépendant des aides et ne peuvent faire autrement. Mais la débrouillardise d’une partie, d’une bonne partie, la volonté de résister pour traverser la crise reste à saluer. Au fond, on peut avoir l’impression que la vie tourne au ralenti par rapport à un Liban que l’on connu en plein effervescence à tous les niveaux. Mais la vie ne s’est pas arrêtée. Le cœur du Liban, le cœur des Libanais et des Libanaises continue à battre. Ils continuent à se battre pour ne pas sombrer dans le désespoir.